Elle avait pourtant bien commencé, l’histoire de ce self-made-man issu d’un milieu modeste, qui a grandi dans l’ouest du Cameroun « sans électricité, sans voiture, presque sans médecin, sans moyen de communication », ainsi qu’il le racontait lui-même dans un livre qui lui avait été consacré. « Nous vivions dans le dénuement le plus total ! » insistait-il.
Ce jeune homme ambitieux quitte l’école sans autres savoirs que ceux de lire et de compter pour se lancer dans le commerce de détail. Il passe à l’import-export, puis, ses bonnes relations avec le président Ahmadou Ahidjo aidant, le pouvoir lui ouvre les portes de l’industrie. Il fabrique des piles (Pilcam), des insecticides (Moon Tiger), des allumettes, cultive des haricots verts et, belle revanche pour cet entrepreneur autodidacte, produit des cahiers qu’il vend dans toute l’Afrique centrale (Safcam). Puis le voilà qui se diversifie, se lance dans l’industrie culturelle et inaugure plusieurs cinémas dans les grandes villes du pays.
Sa force ? Il la tirait des règles qu’il s’appliquait dans la conduite de ses affaires : « Il faut être reconnaissant, ne jamais lâcher ses amis », aimait-il à répéter. Sa proximité avec le grand patron français Pierre Castel ? « Elle vaut plus que l’intérêt et le gain », assurait-il. Les affaires marchent, l’influence croît. L’ex-petit commerçant devint l’ami des puissants. En 1999, lors d’une tournée à Bandjoun, le président Paul Biya déjeune même à sa table – fait rarissime.
Avec le succès se révèle son goût pour les femmes. À ceux qui lui demandent pourquoi il juge bon d’en épouser autant, Victor Fotso répond que c’est pour lui une manière « de faire du social ». Parmi ses très nombreux enfants, ses aînés étaient ses préférés. À commencer par Yves-Michel : « L’emprisonnement de son fils, en décembre 2010, fut le drame de sa vie », confie un journaliste qui l’a fréquenté.
Le père est en admiration devant ce fils qui, physiquement, lui ressemble tant. Il se retrouve en ce golden boy à la personnalité dominatrice, nanti d’un MBA obtenu dans une université américaine, jusqu’à déceler chez lui une version plus aboutie de lui-même. À ce fils ambitieux et décomplexé, il offre les clés de son empire non sans avoir, au préalable, confié à son ami et bras droit, Jacques Lacombe, le soin d’initier le novice aux vicissitudes du monde de l’entreprise.
Le jeune apprend vite. Il voit grand et loin. Même lorsqu’il construit une luxueuse villa au sommet d’une colline à Bandjoun, son père, ce besogneux qui ne croit qu’aux vertus du travail manuel, applaudit son sens de la démesure. Ne faut-il pas un peu de folie pour développer un empire ? Avec Yves-Michel, Victor voit son horizon s’agrandir. Le fils veut sortir de l’industrie pour se lancer dans la finance. Un groupe bancaire est créé avec, pour fleuron, la Commercial Bank, qui ouvre sa première agence à Douala en 1994 puis essaime dans la sous-région. Cette reconversion dans le tertiaire ravit le vieil industriel. On y emploie moins de salariés, il n’y a pas d’outils de production coûteux à entretenir et l’on réalise rapidement de jolies plus-values.
Les clignotants sont au vert, le patriarche peut prendre du recul. Mais quand, en juin 2000, Yves-Michel est nommé à la tête de la Cameroon Airlines, Victor, pris de court, écarquille les yeux. Il a beau être un ami de Paul Biya, il a beau avoir longtemps financé le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir) et avoir publiquement apporté son soutien au chef de l’État, il n’a pas été prévenu. Multitâche, gros travailleur, Yves-Michel le rassure : il pourra conserver en parallèle la direction du groupe familial.
Mais les Fotso déjà se déchirent. Chez les Bamilékés, on ne désigne pas son successeur de son vivant. Yves-Michel est soupçonné par ses frères et sœurs de manipuler le patriarche pour mieux s’approprier son patrimoine considérable (en 2008, le chiffre d’affaires du groupe sera évalué à 450 milliards de FCFA, soir 686 millions d’euros, un montant impossible à vérifier). L’aîné des Fotso passe pour être arrogant, et une partie de la fratrie jubile lorsqu’il est limogé de la direction générale de la Camair, en 2003, et que son nom apparaît dans l’affaire Albatros (scandale de corruption lié à l’achat avorté d’un avion présidentiel). Ses accointances politiques avec Marafa Hamidou Yaya, le secrétaire général de la présidence présenté comme un potentiel candidat à la succession de Biya, font la une des journaux et embarrassent son vieux père, dans un pays où il ne fait pas bon faire étalage de ses ambitions.
Les rumeurs d’arrestation se multiplient. Victor Fotso, inquiet, saisit le chef de l’État, qui lui donne l’assurance qu’il n’arrivera rien à Yves-Michel « s’il n’a rien à se reprocher ». Les promesses n’engageant que ceux qui y croient, l’aîné des Fotso est accusé de détournement d’argent public et arrêté à son domicile de Douala le 1er décembre 2010. Anéanti, le père accourt dès le lendemain à la prison de Yaoundé. « Le président est son meilleur ami, mais celui-ci a mis son fils en prison », chuchote-t-on à Bandjoun, cette ville dont Victor a construit la mairie, à laquelle il a offert un institut de technologie et dont il est le maire RDPC sans discontinuer depuis 1997.
Aux ennuis judiciaires s’ajoutent les querelles familiales. « Je l’ai appris à mes dépens : au sein de ma propre famille, nombreux étaient ceux qui espéraient ma disparition, nous expliquera Yves-Michel dans une interview accordée en 2015 depuis sa cellule du Secrétariat d’État à la Défense (SED). Certains de mes jeunes frères et sœurs qui travaillaient déjà à des postes de direction dans certaines de nos sociétés n’ont pas hésité à saisir l’opportunité de ma détention pour essayer de m’évincer définitivement. » Lui-même n’a-t-il pas tenté de dépouiller la famille d’un immeuble de douze étages situé dans le centre-ville de Douala et estimé à plusieurs milliards de francs CFA ? « Non, notre père avait volontairement et publiquement fait don de cet immeuble aux six enfants de sa regrettée épouse, Lydie Hanfou, ma mère, lors de l’oraison funèbre prononcée en ses obsèques en septembre 2009. »
Victor et Yves-Michel s’éloignent. « Des aigrefins sont parvenus à nous brouiller ! dira le fils. Non seulement mon père n’a plus agi dans le sens de ma libération, mais plus grave encore, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, il a, sous l’emprise et la menace de plusieurs de ses enfants et avec l’appui de quelques-unes de ses épouses, fait volte-face et déposé une plainte contre mes cinq frères et sœurs enfants de sa défunte épouse, pour se voir restituer l’immeuble en question. »
Pendant ce temps, les affaires plongent. En septembre 2013, le juge d’instruction ordonne que les comptes bancaires des sociétés commerciales dans lesquelles l’accusé dispose de la signature soient bloqués. Le vaisseau amiral de l’empire, la Commercial Bank of Cameroon (CBC), est placé sous administration provisoire par la Commission bancaire de l’Afrique centrale (Cobac). Devant les juges, les dirigeants de la CBC et de Capital Financial Holding accablent leur patron déchu. Attirés par l’odeur du sang, les milieux d’affaires se ruent sur les entreprises Fotso. En recherche de liquidités, le patriarche vend plusieurs d’entre elles. Son empire n’est déjà plus.
Victor Fotso fut effondré d’apprendre l’aggravation du cancer dont souffrait Yves-Michel. Conscient que son fils, condamné à la prison à perpétuité, mourrait s’il ne recevait pas les soins appropriés, il plaida sa cause auprès de Paul Biya et obtint qu’il soit évacué vers un hôpital marocain en août 2019. En gage de loyauté, le nonagénaire accepta de se représenter à la mairie de Bandjoun, en février 2020, pour éviter que la commune ne tombe entre les mains de l’opposition, et fit campagne sur un lit d’hôpital.
Il fut élu, bien sûr, et après son décès c’est une autre de ses filles, Nicky Love, qui fut choisie pour le remplacer avec l’appui du chef de l’État (elle était jusqu’à présent l’une des adjointes au maire). Quant à Yves-Michel, pas encore remis, il est toujours soigné à Casablanca. « Victor voulait faire libérer son fils et partir avant lui », conclut un proche de la famille. C’est chose faite.
Avec le décès du patriarche Victor Fotso, survenu à la fin de mars 2020, s’achève le long déclin d’un empire familial jadis tout-puissant qui n’a pas fini de s’entre-déchirer.
C’est une lettre, publiée sur les réseaux sociaux, qui dit la douleur mais aussi l’amertume d’une fille qui pleure son père, Victor Fotso, décédé le 20 mars dernier à l’âge de 94 ans. « Papa, tu n’as pas eu la fin que tu méritais, écrit Christelle Nadia Fotso. Mourir dans un hôpital parisien en pleine pandémie du coronavirus, loin du Cameroun, de Bandjoun et des tiens, agonisant seul, mal entouré tel que tu l’étais depuis que l’âge t’avait rattrapé… »
Bien sûr, Christelle Nadia Fotso rend hommage au patriarche révéré et à l’oligarque admiré, qui bâtit un empire industriel et financier classé, jusqu’à son déclin, parmi les plus grandes fortunes d’Afrique subsaharienne. Mais elle ne peut cacher son ressentiment à l’égard de ce père absent, polygame, fondateur d’une famille comptant une centaine d’enfants. À l’égard aussi de ceux qui ont accompagné ses dernières années, à Bandjoun – fief des Fotso où il passait le plus clair de son temps – et en France. Directement visés : sa demi-sœur Laure et le mari de cette dernière, l’ancien footballeur Geremi Njitap.
Le poids de cette filiation, de cette famille et de ses querelles est si lourd que Christelle Nadia Fotso a choisi d’aller exercer son métier d’avocate à Washington, aux États-Unis. « Victor Fotso est mort de chagrin, dévasté par la destruction de l’œuvre de sa vie, en spectateur désespéré de l’explosion de sa famille », ajoute un membre du clan. Il faut dire que tous les ingrédients étaient réunis pour que la saga des Fotso se finisse en tragédie grecque : beaucoup d’argent, un portefeuille d’entreprises amaigri mais convoité, une liste interminable d’héritiers, et ce qu’il faut de sordide, avec l’incarcération puis la maladie d’Yves-Michel, ce fils adoré dont Victor avait rêvé qu’il lui succède.
Sources : JA juin 2020 Georges Dougueli