Billet - Intellectualité : L'intellectuel thérapeutique
Soyons honnêtes et reconnaissons que le modèle de l'intellectuel tel qu'il a été pensé en Europe à une certaine époque n'a rien apporté à l'Afrique. Il est important de différencier l'enseignant de l'intellectuel. Quand on dit intellectuel, on pense à des figures françaises ou même parisiennes comme Zola, Voltaire, Rousseau, Tocqueville, Sartre, Aron, Foucault...
Ces figures restent attachées à un monde, une culture et un pays qui s'est imposé à nous, Africains. Si ces figures ont, à un moment donné de l'histoire de France, façonné ce que la France est devenue aujourd'hui, peut-on en dire autant de l'Afrique ? La figure africaine qu'il faut citer ici en exemple est Senghor, qui a été président du Sénégal. Dans quelle mesure l'intellectuel aurait-il façonné le Sénégal et le reste de l'Afrique, en tant qu'intellectuel ?
On peut se poser la même question pour le Henri Lopez au Congo, le Ferdinand Oyono au Cameroun. S'il y a un constat avec l'intellectuel africain depuis Senghor, c'est tout simplement qu'il avait une bonne position, je dirai "une bonne position" dans la société post-coloniale, qui avait pourtant les mêmes combats humanistes à mener que Voltaire et Sartre. Notons au passage que c'est l'intellectuel Senghor qui a contenu l'intellectuel Cheikh Anta Diop, ou que des personnages comme Robert Mugabe, qui est après Nelson Mandela le plus ancien prisonnier politique qui a fait plusieurs doctorats en prison et a pris la tête du Chimurenga, la lutte de libération qui a vaincu les Rhodésiens. N’oublions pas non plus de citer des figures intellectuelles comme Amilcar Cabral, Osende Afana ou Mongo Beti.
Au fond, les Africains aujourd’hui se demandent : " A quoi nous a servi l’école? " A manger sûrement mais pas à créer une société africaine comme nous l'aurions souhaité. Les intellectuels font carrière et de très bonnes carrières dans nos sociétés africaines post-colonisées et même à l'international. Inutile de mentionner le nombre de personnalités "intellectuelles" prometteuses qui ont perdu leur "intellectualisme" dans le processus.
Pourrait-il en être autrement ? Les débats télévisés du dimanche sur les chaînes camerounaises nous donnent une idée de la fonction qui est désormais réservée aux intellectuels africains. Ils viennent montrer à quel point ils savent parler "le gros français"... sans que ce français ait le moindre impact dans leur société et encore moins sur leurs responsables, qui semblent produire avec les médias un défouloir pour une masse à laquelle ils n'ont rien à offrir.
Est-ce à dire que la pensée ne peut pas changer la société africaine ? Si nous interrogeons la masse, sa réponse est radicale, c'est "non!"
Puisque le matériau de l'intellectuel, ce sont les idées, les idées peuvent-elles changer l'Afrique aujourd'hui ? Sans vouloir réécrire l'histoire des idées, puisque le marxisme a également été importé en Afrique et a dû s'arrêter lorsqu'il a été considéré comme obsolète en Europe, les idées sont-elles capables de répondre aux problèmes auxquels les Africains sont confrontés aujourd'hui ? Est-ce parce que cette figure de l'intellectuel est culturellement incompatible avec la culture africaine ?
Puisque l'intellectuel "instruit", il donne des "instructions", il se tient devant nous et explique, comme le professeur, comme le prêtre, le pasteur dans l'église ou même les membres du gouvernement qui ont hérité du colonisateur un style où ils parlent aux gens qu'ils appellent "populations" comme s'ils étaient des idiots. Cet intellectuel est un intellectuel "sacerdotal" qui nous dit ce qu'il faut faire du haut de son savoir. Et si c'était un problème de modèle ? Dans un contexte où nous semblons tous dépassés par ce qui nous arrive, et où toutes les solutions à nos problèmes nous viennent de l’extérieur (ONG, Coopération…) celui qui vient nous "instruire" a un peu l'air d'un charlatan, quand on voit le décalage entre ses théories et les problèmes du terrain.
Nous penserions plutôt à un modèle qui ne serait pas " instructif " les Américains disent " push " mais plutôt, constructif, " pull " c'est-à-dire que nous aurions besoin d'intellectuels qui n'instruisent pas mais qui " construisent " avec tout le monde en allant collecter ensemble les connaissances dont nous avons besoin pour changer notre société. C'est un modèle de collaboration.
Si nous regardons notre société et l'humanité, si je dis qu'elle est malade, il ne serait pas exagéré, Frantz Fanon l'avait vu avant tout le monde, d'aborder les questions qui se posent à l'homme sous l'angle de la thérapie. Reconnaissons que nous sommes des sociétés malades, si l'on ne regarde que les conséquences du colonialisme et de cette pseudo " modernité ", capitaliste forcée sur les sociétés africaines. L'affaire de la boisson "éclaircissante" d'une femme d'affaires députée qui a récemment ému les Camerounais montre bien que notre société a des maladies collectives résultant de l'humiliation et donc de la violence du colonialisme, comme ce désir frénétique de se dépigmenter la peau. Et comme remède, Fanon propose le refus l'assimilation, l'acceptation du faux-soi.
Il s'agit donc pour le nouvel intellectuel d'observer le degré de perturbation de notre société face au monde, et de chercher où sont les dysfonctionnements, comment maintenir l'équilibre et si l'équilibre est en cause où l'ordre naturel a été transgressé ? Voilà en gros le travail à faire dans nos sociétés africaines, dans notre société en général. Nous devons donc guérir nos sociétés et le monde, soigner l'humanité. L'humanité est malade, la démarche de l'intellectuel thérapeutique consiste à regarder l'Afrique et le monde comme une société à guérir, à " traiter ". L'intellectuel thérapeutique est quelqu'un qui propose de changer le monde non pas en le pensant mais en le traitant. L'humanité est malade et a besoin d'être soignée.
Le modèle thérapeutique devrait donc supplanter le modèle de l'intellectuel que l'on trouve actuellement en Afrique. Cette catégorie d'intellectuels n'a pas pu résoudre les problèmes des Africains, mais pire, elle a installé l'Afrique et les Africains dans le théâtre psychique de l'Occident, comme le dit Joseph Tonda, ils nous ont appris à "vivre notre vie dans le rêve de l’Autre". Une troisième catégorie est à considérer : l'intellectuel thérapeutique.
Jean Pierre Bekolo