Lettre d’Issa Tchiroma Bakary au peuple camerounais : L’aveu implicite d’un ancien ministre
ANALYSE. Dans cette longue adresse au peuple camerounais, Issa Tchiroma Bakary ne parle pas comme un candidat qui se déclare, mais comme un homme qui a médité le pouvoir, la République, et l’Histoire.

1. Un ton solennel, une rhétorique d’homme d’État : le verbe maîtrisé d’un vieux routier politique
Loin des petites phrases ou des slogans électoraux, le texte est structuré, dense, chargé de symbolisme et de pathos. L’introduction invoque la mémoire des pères fondateurs, non pas pour orner un discours, mais pour l’ériger en fondement moral d’un nouvel engagement.
Le style est presque testamentaire. On y sent la voix d’un homme qui a été au cœur du système, qui en connaît les rouages et qui, à l’heure du crépuscule politique, choisit d’en dénoncer les dérives avec la force d’un témoin, voire d’un repenti. Car derrière cette solennité, se cache une confession : Issa Tchiroma admet l’échec d’un modèle qu’il a lui-même défendu. C’est ce paradoxe qui donne à sa lettre toute sa portée dramatique.
2. L’aveu implicite d’un ancien ministre : “J’ai connu le pouvoir… mais jamais je n’ai trahi ma conscience”
Là réside le point de rupture le plus fort de cette déclaration. Issa Tchiroma, ex-ministre de la Communication, longtemps vu comme un défenseur loyal du régime, fait ici acte de dissidence. Il prend ses distances avec l’appareil qu’il a servi, affirmant n’avoir jamais trahi sa conscience. Une formule habilement choisie, qui vise à se réconcilier avec l’opinion publique tout en se positionnant comme une figure morale au-dessus du chaos ambiant.
Mais cette tentative de réhabilitation personnelle pose question : s’agit-il d’un éclair de lucidité tardive ou d’un repositionnement stratégique pour peser dans la future recomposition du pouvoir ? À quelques mois d’une élection présidentielle incertaine sans candidature déclarée du président sortant la scène politique camerounaise est en ébullition. Et Issa Tchiroma le sait.
3. Une vision de rupture ou un recyclage discursif ?
Le discours est structuré en grandes thématiques : refondation démocratique, unité nationale, sécurité, jeunesse, justice sociale, égalité femmes-hommes. Il coche toutes les cases d’un projet de société moderne. Mais au fond, que propose-t-il de radicalement nouveau ? Sur le plan programmatique, peu de mesures concrètes. Le fonds pour les jeunes ? Déjà évoqué ailleurs. La réforme électorale ? Réclamée depuis des années. La défense de l’unité nationale ? Un refrain républicain classique.
La vraie nouveauté, en réalité, n’est pas dans le contenu mais dans l’identité du messager. Que Issa Tchiroma Bakary symbole de la fidélité au régime devienne le porte-voix du “changement”, voilà le fait politique majeur. Il ne revendique pas l’antisystème. Il incarne la mue de l’intérieur.
4. Une candidature ou une manœuvre ?
Oui, Issa Tchiroma annonce sa candidature. Mais est-ce vraiment le cœur du message ? Le ton, le registre, les appels à l’unité et à la refondation laissent entrevoir une autre ambition : se positionner comme pivot du consensus, voire comme “sage de la transition”. Il tend la main à tous, appelle à un dialogue national, et martèle que l’alternance ne peut venir d’un seul homme.
Ce faisant, il se rend incontournable. Pas forcément comme présidentiable, mais comme faiseur de paix, figure de passage entre l’ancien monde et le nouveau. Et dans ce jeu de repositionnements post-Biya, cela peut valoir plus qu’un siège à Etoudi.
5. Les non-dits, les silences et les angles morts
Ce discours, aussi ambitieux soit-il, évite soigneusement plusieurs sujets brûlants :
Aucune mention directe de Paul Biya. Un silence assourdissant, qui trahit une stratégie : dénoncer le système sans attaquer l’homme.
Pas de bilan personnel. Il évoque “le pouvoir”, mais jamais ses actes concrets comme ministre.
Rien sur le rôle des services de sécurité dans les répressions passées. Or, tout projet de réconciliation implique aussi une mise à plat du passé.
Ce flou calculé est peut-être le prix de son ambition : rassembler sans effrayer, proposer sans culpabiliser, dénoncer sans rompre.
6. Un signal fort à l’opposition… et au RDPC
Cette lettre est aussi un message en creux au RDPC et à l’opposition. À la majorité : “le temps est venu de partir avec dignité.” À l’opposition : “je suis prêt à discuter, unifier, co-construire.” C’est un appel à la grande coalition, une main tendue vers les figures alternatives du pays : Cabral Libii, Maurice Kamto, Joshua Osih, Garga Haman Adji, et même certains caciques discrets du régime.
Ce positionnement en “centriste de la rupture” est stratégique. Il pourrait servir de point de ralliement pour une transition négociée.
Un acte fort, un pari risqué
La lettre d’Issa Tchiroma Bakary restera comme un tournant symbolique dans l’histoire politique contemporaine du Cameroun. Par sa posture, il rompt avec son image de “porte-voix du régime” pour se redéfinir en chantre du peuple et en artisan du renouveau républicain.
Mais ce virage sera-t-il perçu comme sincère ou opportuniste ? La réponse viendra du peuple camerounais et de sa capacité à faire la part entre l’inflexion rhétorique et la transformation réelle.
Issa Tchiroma joue ici sa dernière carte. Et le peuple, peut-être, une partie de son destin.
Par Pharel Ateba