Patrimoine culinaire : ‘Kekua’ ou ‘Koki', le plat de la discorde au Cameroun
Sur fond de revendication culturelle, en particulier culinaire, entre deux communautés au Cameroun, le koki vit son heure de gloire. En effet, depuis le communiqué de l’Association des rois et chefs traditionnels du Moungo portant sur « la tentative d’appropriation de l’un de [leurs] éléments patrimoniaux, notamment [leur] mets phare, l’ékoki (le koki) », les réseaux sociaux se sont littéralement enflammés. Au point que, désormais, plusieurs camps s’affrontent à coups d’arguments aussi bien objectifs que subjectifs pour savoir qui des Mbo ou des Bazou sont détenteurs de cette spécialité culinaire.
Le plat de la discorde
Alors que s’est déroulée, du 11 au 18 février 2023, la deuxième édition du Festival Kekua de Bazou, les rois et chefs traditionnels du Moungo ont, sous la houlette du chef Eboa Etouke, tenu à dénoncer ce qu’ils considèrent comme une imposture : « Dans leur approche communicationnelle, les représentants de cette communauté ont la prétention d’être à l’origine de ce mets, nous désignant dans la même veine comme de simples ‘appréciateurs’, ce à quoi nous répondons ‘non’, avec la dernière énergie. » Dans ce même communiqué, il a été formellement proscrit aux autorités traditionnelles du Moungo de participer à ce festival, faute de quoi leur présence « serait assimilée à de la haute trahison ». En effet, cette sortie musclée trouve son épilogue dans un courrier adressé au directeur général de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (Oapi), dont l’objet est l’« inscription du Festival Kekua de Bazou ».
« Ce [plat] dénommé ‘Kekua’ ou ‘Koki’ est non seulement le principal mets des Bazou, mais [il est] aussi très prisé chez les Mbo du Moungo et Sud-Ouest-Cameroun, également chez les Maka à l’Est-Cameroun, les Bassas et les Banen. » Ce sont ces propos du chef supérieur des Bazou, Tchoua Kemayou Vincent, tendant à reléguer les Mbo au second plan, qui ont visiblement mis le feu aux poudres, provoquant pour ainsi dire une « guerre du koki ». En riposte au Festival Kekua de Bazou, dès la tenue de sa première édition, du 10 au 12 février 2022, les Mbo du Moungo (dans le Littoral) et ceux du Kupe Muanenguba, du Fako, de la Mémé et du Ndian (dans le Sud-Ouest) ont cru stratégique de créer, juste à la suite, le Festival Ekoki, dont la première édition a eu lieu au Palais des sports de Yaoundé les 25 et 26 novembre 2022.
Mais à qui appartient réellement ce plat de la discorde ?
Le koki est une papillote végétale à base de pâte culinaire de tubercules (manioc, patate), de légumineuses (pois de terre, cornille) et de céréales (maïs, surtout frais) agrémentée d’huile de palme et farcie ou non de feuilles-légumes (macabo, taro). Il est généralement admis que cette spécialité est originaire d’un ensemble de peuples des régions du Littoral et du Sud-Ouest, dont font partie principalement les Mbo. Cela est d’ailleurs reconnu et inscrit comme tel par le ministère des Arts et de la Culture, parmi les 111 éléments du patrimoine culturel immatériel national du Cameroun, dans un arrêté datant du 21 février 2021. La définition retenue dans ce document est, cependant, uniquement celle à base de cornille – cette variété de koki est de loin la plus connue et la plus répandue.
Emprunt culinaire
Si cette papillote végétale en est arrivée à se retrouver, entre autres, chez les Bazou et, plus largement, chez les peuples bamiléké situés dans la région de l’Ouest-Cameroun, c’est à la faveur d’un phénomène appelé emprunt alimentaire ou culinaire. Celui-ci consiste en ce qu’un peuple, en raison de sa proximité géographique, de ses liens patrimoniaux et matrimoniaux ou encore de ses besoins vitaux, adopte d’un autre peuple une spécialité, puis l’adapte à sa convenance. La richesse des cuisines camerounaises tient en effet à ce paradigme social, qui concourt tant bien que mal à la cohésion nationale entre les peuples.
Même s’il n’est pas venu à l’esprit des autorités traditionnelles du Moungo de citer les peuples du Wouri à leurs côtés, en particulier le peuple douala, on peut tout de même convoquer, pour des raisons pratiques, des éléments linguistiques chez ce dernier pour faire quelques rapprochements sociologiques pertinents. Par une reconstruction étymologique, on retrouve en douala le gastronyme koki sous la forme ekó̱kí qui, lui-même, est dérivé de ko̱ko̱, c’est-à-dire piler, broyer ou écraser. Ainsi, koki signifie « ce qui est écrasé » ou tout simplement « pâte culinaire ». Selon donc toute vraisemblance, le gastronyme kekua des Bazou viendrait du gastronyme koki. Rappelons au passage qu’on retrouve un plat très proche au Nigeria chez les Efik (èkòkí) et chez les Yoruba (ẹ̀kọ), à la seule différence que celui-ci est fait à base de maïs frais.
Viendrait-il à l’esprit des Arabes de contester la patrimonialité du soya et du kilichi aux Haoussas du Cameroun au motif que ces deux gastronymes viennent de la langue l’arabe ? Dans quelle mesure les Douala et les Kom se verraient-ils retirer le fufu comme patrimoine culinaire du fait qu’il vient du peuple akan du Ghana ? Et enfin, serait-il juste de dissoudre le Festival du kanga du Nyong-et-Mfoumou pour la simple et bonne raison que le poisson célébré à cette occasion vient en réalité du Nord-Cameroun et, de plus, qu’il tient son nom du ministre Victor Kanga, qui était originaire de Banka, dans la région de l’Ouest-Cameroun ?
Ce questionnement sur l’origine de certaines spécialités de la gastro diversité du Cameroun vise à montrer que les « communautés, les groupes et les individus qui créent, entretiennent et transmettent le patrimoine culturel immatériel » ne sont pas toujours faciles à identifier.
Les questions relatives au patrimoine culturel immatériel sont d’une grande complexité. Il convient donc de les traiter avec beaucoup de perspicacité et de diplomatie. Le dialogue culturel sera toujours à privilégier, avec comme objectif la promotion du « manger-ensemble » et du vivre-ensemble.